L'invitation reçue de la part d'Alice O'Jaslan. La voilà, l'excuse parfaite pour fuir la Cour Céleste pour quelques heures... l'excuse rêvée pour fuir ses responsabilités, pour s'éloigner de cette crainte de croiser celle qui morcelait lentement la couche glacée qui recouvrait son cœur par la lumière qu'elle jetait sur son âme.
Bien qu'ils soient une famille plutôt modeste, les O'Jaslan possédaient plusieurs manoirs dans la magnificence des Bois de Berdathiel. Ranrek connaissait leur emplacement exact pour être passé si souvent devant à l'époque où il habitait le quartier elfique de la cité. Un sourire effleura ses lèvres lorsqu'il songea aux années qui s'étaient écoulées depuis le jour où s'était installé dans la somptueuse villa désormais recouverte par le lierre et habité par des domestiques et des ombres. Elle n'était pas même entrée dans l'adolescence, la belle Alice, lorsqu'il avait uni sa vie à celle de Ledha O'Dregi. Elle n'était alors qu'une enfant. Peut-être même l'avait-il aperçue jouer à la balle ou la poupée autour de la somptueuse demeure familiale, qui sait ? Il n'était pas du genre à y avoir porté une grande attention...
Sa compagnie n'en demeurait pas moins intéressante. La jeune femme s'était mise à lui tourner autour peu après la mort de Ledha. Ranrek n'avait jamais vraiment compris son intérêt pour sa personne, mais il ne s'en formalisait pas, et ne la questionnait pas. Du haut de ses 15 ans, sa curiosité avait passé crème. Le temps avait passé et une certaine amitié les unissait maintenant. Bon nombre de rumeurs couraient au sujet de la dame de compagnie de Myria An'Melhor dans les salons du Palais des Astres. Autant dans ceux réservés aux hommes, où les courtisans se perdaient en palabres autour de jeux de cartes et de dés; que ceux réservés aux demoiselles, où les dames de la cour échangeaient des mondanités en jalousant les talents d'aiguille de l'une, la virtuosité à la harpe d'une autre et l’œil artistique de la voisine. Il y a longtemps que l'intendant s'était lassé de telles activités. À vrai dire, il ne saurait dire s'il y avait pris goût un jour... Quoi qu'il en soit, les nobles aimaient dire d'Alice qu'elle était un peu toquée. Que malgré l'âge adulte qu'elle avait atteint il y a quelques années, elle se berçait toujours des illusions propres aux adolescentes qui chérissaient des rêves impossibles. Il la savait éperdument amoureuse d'un homme. Pas qu'elle s'en cachait. Il savait qu'elle caressait le rêve d'épouser un jour cet amant qui était loin de partager sa noblesse. Pourtant, comme lui, Alice serait probablement contrainte de s'unir à celui que sa famille choisirait pour elle. Ranrek avait eu de la chance; des sentiments avaient germé entre Ledha et lui. Ils avaient eu un mariage heureuse qui s'était malheureusement terminé en un désastre monumental et qui s'épanouissait désormais en rumeurs à mi-voix partout où il allait et en une haine viscérale qui brûlait dans le regard de son ancienne belle-famille. La plupart des représentants de leur caste n'avaient pas cette chance. La prochaine fois, il n'aurait sûrement pas cette chance... L'homme à la peau d'ébène doutait même qu'une tendresse ait un jour existé entre sa mère et son père. Et qu'en était-il de sa sœur qui avait hérité du titre de comtesse ? Althéa et Otto avaient-ils une quelconque affection l'un envers l'autre ? Il avait du mal à l'imaginer. Une petite partie de lui désespérait à l'idée que sa jeune amie connaisse le même sort.
Il l'observa silencieusement, bien droite et altière dans sa robe céruléenne, sa peau de porcelaine presque opalescente sous les rayons du soleil pâle de l'automne qui filtrait à travers les carreaux de verre du grand salon. Avec sa chevelure aile de corbeau et ses iris pâles et froids comme l'hiver, elle avait une beauté particulière. Le visage ovale, la lippe boudeuse, de grands yeux inquisiteurs et des fossettes qui se creusaient dans ses joues lorsqu'un sourire s'attardait sur son visage... Elle ne ferait jamais d'ombrage à sa maîtresse, aussi grandioses puissent être ses atours, aussi talentueuse pourrait-elle être dans quelque domaine que ce soit. Ranrek savait que Sille An'Melhor choisissait soigneusement les dames de compagnie de sa ville. Aucune de celle qui gravitaient autour de ce soleil qu'était l'héritière ne brillerait autant que Myria parmi la noblesse valaryenne.
D'une oreille distraite, il écoutait sa jeune amie se plaindre du départ précipité de sa maîtresse. Malheureusement, Alice n'avait pas sa place à la cour sans Myria. Elle n'était que la nièce de la baronne O'Jaslan, et seule la progéniture de cette dernière pouvait aller et venir à sa guise ente les murs du Palais des Astres. Ranrek comprenait que la jeune femme puisse se sentir contrariée d'être mise ainsi à carreau. L'ambiance calme de ce manoir pouvait sembler telle une prison une fois que l'on avait goûté aux plaisirs de la Cour des Astres... Il déposa un cube de sucre dans le thé brûlant, utilisant la petite cuillère dorée pour agiter le liquide fumant, regardant les grains s'évaporer dans la tasse en écoutant son amie. Il n'était pas sûr de comprendre qui était la deuxième personne à qui Alice faisait allusion, mais il n'aurait pas été convenable de s'épancher quant à la compagnie que tenait Myria. Son regard effleura le visage de la demoiselle. Il se demanda si elle pouvait même se douter de l'influence qu'elle pouvait avoir, de la valeur des secrets qu'elle pouvait posséder, du pouvoir que sa proximité avec la future duchesse pouvait lui conférer... Probablement pas. Et il ne se risquerait pas à le lui demander.
Il éluda sa question, ne souhaitant pas s'étaler sur les temps troubles qui régnaient pour lui. Les négociations d'Althéa avec les O'Vanda pour unir son frère à la future baronne que personne ne voyait plus, l'arrivée d'Eden'El qui avait effleuré son myocarde par sa lumière et son innocence et la façon dont il s'était brusquement éloigné d'elle, désormais rongé par le remords... C'étaient des problèmes qu'il refusait de voir ébruités, même si ce devait être par accident.
«
Je suis sûr que votre maîtresse n'agit pas ainsi avec l'intention de vous blesser, » dit-il avec chaleur. Pour le peu qu'il sache, Myria n'était pas de nature mesquine. Un peu manipulatrice et hautaine, certes. Mais intentionnellement méchante, jamais. «
Ne vous inquiétez pas, ma chère. Les affres de votre cœur ne m'embêtent pas, bien au contraire. Si je peux faire quoi que ce soit pour y remédier, même si ce n'est que porter une oreille attentive, ça me fera grand plaisir. »